La vie intentionnelle selon Nietzsche, Montaigne et Thoreau
Dans la tête d'un Philopreneur #182
Chaque lundi à 16h30, je vous propose une réflexion, à la croisée de la philosophie et de l’entrepreneuriat pour vous aider à vous extraire de la vie par défaut et mener une vie plus intentionnelle au XXIe siècle. Ce que j’appelle “une vie Philopreneur”, offrant à celui empruntant son chemin d’aspirer à une vie avec plus de sens, de liberté et de richesse.
J’en profite pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux abonnés. Vous pouvez en savoir plus sur moi ici ou consulter les anciennes éditions.
Bonjour à tous,
Continuons nos explorations visant à nous éloigner de la vie par défaut (de Stéphane) pour mener une vie intentionnelle (celle du Philopreneur) nous offrant plus de sens, de liberté et de sérénité (en s’approchant de l’idéal Achille).
La semaine dernière nous avons vu les 3 bénéfices concrets de la vie intentionnelle ainsi qu’une liste de 9 bénéfices secondaires.
Cette semaine, je vous propose de plonger dans l’Histoire de la philosophie, de remonter le courant de la pensée qui façonne notre civilisation et le monde actuel.
Cet essai est une sorte de synthèse de 18 mois d’étude de la philosophie antique et de ses héritières.
L’idée est de comprendre à partir de quelles sources et racines philosophiques je construis et vous propose les idées de la philosophie intentionnelle et de la “vie philopreneur”.
Je vous préviens en amont, cette édition est longue (il faut compter 15 à 20 minutes de lecture).
Je vous recommande de la lire une première fois (comme vous faites d’habitude sur votre téléphone ou ordinateur) de manière “rapide” puis de la mettre de côté pour prendre le temps de revenir dessus.
Je peux vous garantir qu’elle va vous apprendre énormément de choses qui vont :
changer votre perspective sur la philosophie et l’apport qu’elle peut avoir dans votre manière de penser et de vivre
la compréhension de notre société occidentale à travers celle-ci
vous offrir des pistes de réflexions sur ce que la vie intentionnelle va pouvoir vous apporter en y ajoutant une dimension plus philosophique tout en restant pratique et concrète.
Pas d’inquiétudes à avoir, j’ai fait un gros effort d’édition pour rendre les idées le plus clair possible.
Vous serez tous capable de lire et de comprendre mon essai même sans connaissance philosophique au préalable.
Au programme de cette semaine :
Ma découverte du stoïcisme et de la philosophie antique en 2017
Les deux “branches” de la philosophie
Généalogie de la philosophie existentielle
Qu’est-ce que la philosophie existentielle ?
3 exemples de philosophies existentielles avec Montaigne, Thoreau et Nietzsche
Bonne lecture !
L'héritage philosophique de la vie intentionnelle
Entre l’été 2017 et l’été 2018, j’ai vécu une année très difficile.
J’ai mis fin (en deux temps) à ma première longue relation. Je suis retournée vivre chez ma mère (deux fois).
Pendant ce temps, la start-up dont j’étais le dirigeant me faisait vivre des montagnes russes émotionnelles.
D’un côté elle avait une forte croissance et jouissait d’une très belle image perçue. De l’autre, je voyais apparaître des fissures dans la coque du bateau qui m’inquiétait.
C’est durant ces événements que je découvris une philosophie qui changea ma vie : le stoïcisme.
Auditeur régulier du podcast de Tim Ferriss, ce dernier avait attisé ma curiosité en évoquant plusieurs fois le nom de Sénèque.
C’est par son intermédiaire que lors de l’été 2017, je lus mon premier livre de philosophie.
Un petit livre, de 60 pages, qui m’accompagne partout des années plus tard.
Ce livre c’est Sur la brièveté de la vie de ce fameux Sénèque.
Je me rappelle parfaitement des effets de cette lecture sur l’être préoccupé que j’étais pendant cette période.
En lisant Sénèque j’ai eu l’impression de découvrir un ami plus âgé, un mentor qui me partageait les secrets de la vie, de ce qu’était une bonne vie, de ce que je pouvais/devais faire de mon existence.
Il m’a fait prendre conscience de la vie que mènent majorité des hommes (dont moi à l’époque), comment ils agissent et pourquoi il faut s’éloigner de certaines manières de penser et de vivre.
Parmi ces problèmes communs aux hommes :
Etre avare avec son argent mais offrir son temps au premier venu
Désirer des choses qui nous rendent anxieux avant de les obtenir
Poursuivre des quêtes ne nous rendant nullement heureux une fois réalisée
Avoir peur de mourir et espérer plus de temps “de vie” alors qu’ils ne “savent pas vivre” et user du temps généreux déjà disponible.
La liste pourrait être longue.
Mais ce qui me marqua le plus dans ce lien, avec Sénèque, le stoïcisme et plus largement la philosophie antique : c’est l’état de calme et de sérénité dans lequel me plongeait la lecture de ces lignes.
Sénèque était devenu mon médecin de l’âme, mon thérapeute existentiel, le masseur de mes maux psychologiques.
Moi qui n’avais aucun intérêt pour la philosophie avant cet été-ci.
Je découvris que la philosophie pouvait être accessible, pratique et m’aider à mieux vivre.
Les deux “branches” de la philosophie
La philosophie comme mode de vie et pratique est une conception millénaire discipline, datant de l’antiquité grecque.
Mais c’est aussi une vision (ou finalité) qui n’est pas partagée par tous les philosophes de l’ère moderne (post XVIe siècle).
Nous pouvons séparer la philosophie en deux “branches :
La philosophie existentielle : travaillant sur l’individu comme point de départ, cherche à apporter des réponses pour aider l’Homme à (mieux) vivre
La philosophie systémique : travaillant sur le concept, les principes premiers et les idées
Ces deux branches peuvent cohabiter mais il y aura toujours une prédominance de l’une sur l’autre.
Par exemple Epictete, le célèbre professeur stoïcien va s’appuyer sur un système et principes pour justifier une manière de vivre. De ce “système” va découler un ensemble de pratique permettant d’être plus serein et heureux (au sens de l’eudémonisme).
À l’inverse, des philosophes modernes comme Deleuze ou Sartre vont considérer que la philosophie est “création de concepts” et ne vont pas nécessairement chercher à mener une vie philosophique ou à accorder leur mode de vie avec leurs idées.
Mais cette distinction n’est pas qu’une question d’époque, elle existait déjà entre Socrate et Platon.
Le désaccord entre Socrate et Platon sur l’utilité de la philosophie
Il faut savoir qu’avant Socrate existaient déjà des “philosophes”, que l’on appelle maintenant les pré-socratiques.
Parmi eux des figures célèbres comme Thales, Pythagore ou Héraclite. Ces derniers étaient intéressés par la “physique” et la “nature” qui correspondent à la “science” de nos jours.
Ils cherchaient à comprendre comment fonctionne l’univers, le cosmos et à partir de cette connaissance comment nous devions vivre à l’échelle de la cité ou en tant qu’individus.
Socrate créé une rupture avec ces prédécesseurs en focalisant son attention sur l’Homme. Il avait pour mission d’aider les hommes à se questionner, à auditer leurs actions et pensées, à élever leurs âmes.
Socrate ouvre donc la voie à un autre usage de la pensée philosophique : celle de pouvoir se questionner soi-même afin de s’améliorer en tant qu’individu et citoyen de la cité (et du monde).
Pourtant, dès Platon - qui pour rappel est l’auteur des multiples dialogues mettant en avant les idées et la vie de Socrate qui lui n’a jamais rien écrit - apparaît un désaccord sur l’objectif de la philosophie :
Pour Socrate l’action de philosopher est dans une visée d’amélioration de soi, d’élévation et de réalisation de soi, destinées à l’homme lui-même et la cité dans laquelle il vit.
Pour Platon la philosophe permet d’établir un programme de connaissance, elle permet d’accéder à celles-ci et au monde intelligible (monde des Idées et des Formes) qu’il oppose au monde sensible (la vie sur Terre).
Cette distinction a un impact considérable sur la manière dont la philosophie s’est développée en Occident.
Cet impact a même largement dépassé le cadre de la philosophie. En effet que l’on en soit conscient ou non, la philosophie - et la religion - est ce qui influence la culture et la pensée de notre civilisation occidentale.
Maintenant nous allons voir pourquoi la “philosophie dominante” depuis le XVIe siècle est celle “des concepts” de Deleuze en balayant rapidement l’Histoire de l’Occident.
Ainsi vous allez comprendre pourquoi la philosophie est devenue dans l’inconscient collectif, une activité de l’esprit jugé abstraite et décorrélé des problèmes de l’Homme.
Contrairement à la philosophie existentielle, héritière de l’antiquité qui peut concrètement vous aider à mieux vivre.
Comprendre pourquoi la philosophie vous semble abstraite de nos jours
Nous avons donc vu que Platon n’était pas “d’accord” avec Socrate sur l’utilité et la finalité de la philosophie.
Pour autant, durant l’antiquité grecque et au début de l’antiquité romaine, la philosophie restait une activité qui engageait et modifiait concrètement l’existence de celui qui s’y adonnait, elle était un choix de mode de vie et une pratique.
Platon créa l’Académie, Aristote le lycée puis arriva l’époque des écoles de la période hellénistique dont les plus connus sont le stoïcisme et l’épicurisme.
Était philosophe celui qui vivait une vie philosophique. Nul besoin de produire soi-même des concepts philosophiques.
Puis aux alentours du IIIe siècle ap J.C, le christianisme va pointer le bout de son nez et devenir la religion officielle de l’empire romain puis la religion principale de l’Occident après la chute de l’empire Romain.
Durant cette période et cela pendant de nombreux siècles (jusqu’au XVIe siècle environ) la philosophie est devenue la servante de la théologie.
(La théologie c’est l’étude des questions religieuses fondée sur les textes sacrés, les dogmes et la tradition.)
L’ascèse philosophique et les exercices spirituels vont venir s’intégrer à la doctrine chrétienne mais avec une fin bien différente.
La où l’ascèse et les exercices spirituels (lire l’excellent Pierre Hadot) avaient une visée d’amélioration de soi, d’élévation de son âme et d’un travail sur sa spiritualité, son esprit et son physique.
L’ascèse et les exercices spirituels devenus chrétiens vont être au service d’une communion avec Dieu. Les actions faites ici bas vont avoir pour objectif de satisfaire aux exigences d’un Dieu et dans l’optique d’une vie meilleure dans l’au-delà.
À la fin du Moyen-Age et donc au début de ce qu’on appelle maintenant La Renaissance, la philosophie va s’émanciper de la religion chrétienne.
Notamment avec des philosophes comme Descartes qui vont lui redonner une importance capitale.
Le philosophe français va montrer que la philosophie et la pensée permettent de créer un système méthodique pour accéder à la connaissance et à la vérité.
Ces méthodes qui vont servir de bases sur laquelle se développera ensuite la Science.
Au-delà de cette période capitale pour les progrès qu’a faits l’humanité depuis 500 ans.
La philosophie en a profité pour reprendre son indépendance.
Cependant, des siècles de prises en otage des théologiens ont dénaturé l’essence existentielle de la philosophie antique.
L’idée de pratique, d’exercices, de choix de mode de vie, d’une école de pensée était bien trop reliée à la théologie.
C’est ainsi que se développa une philosophie dominante autour du système et des concepts depuis lors.
Autre point important, cette époque coïncide avec l’arrivée de la philosophie dans le champ universitaire. Et donc la création de chaires de philosophies et de professeurs de philosophies rémunérés par une institution.
Ce qui éloigna encore plus la philosophie d’une discipline pratique.
Elle se professionnalisa et devint avant tout un champ de recherches.
Les professeurs de philosophies enseignaient la philosophie aux élèves mais cela ne faisait pas d’eux des philosophes comme nous le dit Thoreau dans Walden.
Les philosophes sont devenus ceux qui produisent des livres de philosophies et font de la recherche.
La plupart du temps ils écrivent des textes pour faire avancer la philosophie, les recherches sur des sujets de plus en plus complexes à mesure que le monde se complexifie lui-même.
Les textes ne sont pas pensés et écrits pour vous et moi mais pour les autres chercheurs en philosophies.
Tout cela créa une grande distance entre la philosophie et le commun des mortels que Socrate essayait pourtant d’aider il y a 2500 ans.
Mais heureusement pour nous, il existe un courant, une branche plus “marginale” qui subsiste, celle des philosophes existentielles.
Généalogie de la philosophie existentielle : De Socrate à la vie intentionnelle
Nous avons donc vu qu’il était possible de distinguer la philosophie en deux branches millénaires : d’une part la philosophie systémique qui représente la philosophie dominante depuis la Renaissance, d’autre part la philosophie existentielle qui puisse son origine de l’Antiquité gréco-romaine.
Pierre Hadot, un spécialiste de la philosophie antique exprime la différence en ces termes :
La philosophie antique propose à l’homme un art de vivre, au contraire la philosophie moderne se présente avant tout comme la construction d’un langage technique réservé à des spécialistes. - Exercices Spirituels et philosophie antique
La philosophie existentielle propose une alternative, un complément à la philosophie systémique, celle des chercheurs et professeurs de philosophie.
On y retrouve notamment :
La vie soumise à examen de Socrate
La vie délibérée de Emerson et Thoreau
La vie authentique de Nietzsche
La vie éveillée de Anthony de Mello
Et la vie intentionnelle de votre serviteur
Parmi les philosophes existentiels nous pouvons lister : Socrate, Diogenes, les stoïciens, Epicure et ses disciples, Cicéron, Montaigne, Thoreau, Emerson, Kierkegaard, Schopenhaueur, Nietzsche, Camus.
Tous ces penseurs, qui pour la majorité ont écrit des livres, produits des concepts, se distinguent des philosophes de l’autre branche par une autre caractéristique.
Celle de vivre une vie philosophique. De vivre selon leur pensée et d’accorder leur pensée à partir d’un vécu.
Il est intéressant de noter que parmi la liste de philosophes ci-dessus, des êtres et penseurs exceptionnels tels que Montaigne, Camus et même Nietzsche ne sont pas souvent étudiés ni considérés comme des philosophes “valables” dans certains milieux académiques.
Ces derniers étants pourtant au plus proche de la vision de Socrate évoquée au-dessus.
Pierre Hadot nous dit que : “la mission de Socrate consiste à inviter ses contemporains à examiner leur conscience, à se soucier de leurs progrès intérieurs.”
Je n’ai nul souci de ce dont se soucient la plupart des gens : Je me suis engagé, non dans cette voie… mais dans celle où, à chacun de vous en particulier, je ferai le plus grand bien, en essayant de lui persuader de se préoccuper moins de ce qu’il a que, de ce qu’il est, pour se rendre aussi excellent et raisonnable que possible. - Socrate himself via Platon
Socrate nous invite à nous rendre aussi “excellent” et “raisonnable” que possible.
L’excellence correspond à l’arêté en grec qui peut aussi être traduit par “vertu”. Pour Socrate - puis Aristote -, ce terme correspond à l’idée de mesure, de juste milieu entre deux extrêmes que sont l’excès et le manque. Par exemple, le courage est la juste mesure entre la lâcheté et la témérité.
La raison quant à elle est liée au “Logos” qui est considéré comme le symbole du “miracle grec”. En effet, le logos - ou la raison - correspond au fondement de la capacité de l’homme de penser par soi-même et donc de philosopher.
C’est ce qui distingue l’homme des autres espèces mais aussi ce qui lui permet de se penser comme un être faisant partie d’un tout, d’un univers. L’autre sens de Logos étant celui de Nature/Cosmos.
Revenons maintenant à notre idée de philosophie existentielle.
La philosophie existentielle
En philosophie, il existe un courant relativement connu : l’existentialisme.
Il a pour figure principale le philosophe français Jean-Paul Sarte. Ce courant s’étant inspiré en partie de la phénoménologie allemande (Husserl, Heidegger) ainsi que des premiers penseurs considérés comme existentialistes que sont Kierkegaard et Nietzsche.
Néanmoins, il faut par souci de précision distinguer la philosophie existentialiste et la philosophie existentielle.
Dans l’esprit, les deux philosophies ont le même objectif : aider l’homme à mieux vivre, à se réaliser pleinement, à trouver du sens à sa vie.
Dans la réalité, il est préférable de les distinguer puisque Sartre ne représente pas à travers sa manière de vivre ce qu’est un philosophe existentiel (ou existentialiste).
En effet, ce dernier était un grand lettré qui adorait le monde des idées, passionné par les concepts mais il y avait une grande distance entre ses idées et sa manière de vivre. Il ne vivait pas selon sa pensée.
Ceci étant, je préfère utiliser l’expression philosophe existentielle pour bien marquer la distinction entre les deux types de philosophes que l’Histoire de la philosophie nous offre.
Le philosophe existentiel se concentre donc sur “comment aider l’homme à bien/mieux vivre”.
Sénèque à écrit que : “Le philosophe est celui qui s'intéresse à la question fondamentale : comment vivre”.
Le meilleur modèle que nous avons pour comprendre comment s’étudie et se vit une philosophie existentielle est de revoir l’organisation des écoles de philosophies de l’antiquité.
Celles-ci avaient 6 caractéristiques communes :
Une proposition d’un mode de vie, d’un art de vivre et de penser
Une figure représentant l’idéal, le but à poursuivre par les membres de l’école. Celle-ci pouvait être l’image de Socrate ou celle du fondateur de l’école (comme avec Epicure chez les épicuriens)
Un discours et un “système” qui justifie ce mode de vie, souvent basé à l’époque sur la compréhension qu’avaient de la Nature (cad de “Dieu” ou de l’univers) les penseurs de l’école. Chez les stoïciens par exemple il fallait que l’Homme vive en accord avec la Nature et sa nature d’Homme.
Des principes, préceptes faciles à retenir pouvant résumer les grandes idées d’une philosophie en quelques lignes. Exemple avec le tétrapharmakos chez les épicuriens.
Des exercices et pratiques permettant de vivre et de penser selon le choix de la philosophie et du mode de vie associé.
Une communauté qui étudie, travail et vit ensemble comme l’Académie de Platon (qui était un gymnase situé au cœur d’Athènes) ou le Jardin d’Epicure était en périphérie de la cité.
Ces écoles proposaient des arts de vivre qui étaient déjà en rupture avec la manière de vivre de leurs contemporains.
Elles proposaient ce que Pierre Hadot appelle “une conversion”.
Une conversion qui bouleverse toute la vie, qui change l’être de celui qui l’accomplit. Elle le fait passer d’un état de vie inauthentique, obscurci par l’inconscience, rongé par le souci, à un état de vie authentique, dans lequel l’homme atteint la conscience de soi, la vision exacte du monde, la paix et la liberté intérieures.
Pierre Hadot insiste sur la différence, sur l’effet “avant/après” de celui qui se “convertit” à la vie philosophique.
Toutes les écoles s’accordent pour admettre que l’homme, avant la conversion philosophique, se trouve dans un état d’inquiétude malheureuse, qu’il est victime du souci, déchiré par les passions, qu’il ne vit pas vraiment, qu’il n’est pas lui-même.
Cette dernière citation corrobore parfaitement ma vision de “la vie par défaut”, celle de Stéphane, qui n’est pas lui-même, qui vit selon les autres, qui a une existence pauvre en sens et riche en anxiété.
Enfin, n’oublions pas de revenir à l’étymologie du terme “philosophie” signifiant “désir de la sagesse” ou “amour de la sagesse”.
Les écoles de philosophies antiques ainsi que ses descendants tels que Montaigne, Thoreau ou Nietzsche les voyaient comme des boîtes à outils.
Elles proposent des “exercices de sagesse” qui ont éprouvé leurs valeurs à travers les siècles - et même les millénaires.
Nous serions mal avisés de nous en passer. Choses que pourtant nous faisons - pour la majorité - allégrement.
Non par rejet mais simplement par ignorance, méconnaissance de notre Histoire et des grandes idées que nous ont léguées de grandes figures.
C’est pour cela que j’ai la conviction qu’à chaque époque, pour chaque génération, il y a un travail (et même un devoir) de remise en avant de cette sagesse.
Il faut l’adapter selon les spécificités de la période, afin que cette sagesse dont nous avons fort besoin puisse nous aider à mener des existences avec plus de sens, de sérénité et de liberté.
3 exemples de philosophes existentiels
Pour illustrer et conclure cet essai je vais brièvement vous présenter 3 philosophes existentiels : Michel de Montaigne, Henri David Thoreau et Nietzsche
Ils sont des modèles de “vie philosophiques” à travers leurs pensées et idées qui s’accordaient parfaitement avec leurs actions et art de vivre.
Michel de Montaigne
Cet homme est ovni dans le monde de la littérature et de la philosophie. Un inclassable. Il a vécu au XVIe siècle en Gironde, où il fut d’ailleurs le maire de Bordeaux au cours de sa vie.
Montaigne est l’inventeur du genre littéraire que sont les essais.
Ses 3 livres du même nom sont un concentré d’intelligence, de sagesse et d’humanité.
Avec ses Essais Montaigne, a entrepris une démarche rare : celle d’étudier la nature humaine en s’étudiant lui-même sous tous les angles.
C’est ce qu’il fit pendant 20 ans.
Le spécialiste de la philosophie pratique Xavier Pavie met en avant le souci de la connaissance de soi qu’avait Montaigne :
La connaissance de soi chez Montaigne est fondamentale : « Je m’étudie plus qu’autre sujet », dit-il. Cette connaissance se constitue par un dialogue avec soi-même à travers la constitution des Essais, qui sont la mise en pratique d’une expérience de soi-même. « J’ai fait mon livre autant que mon livre m’a fait»
Pour le philosophe, tout homme peut faire de sa vie un chef-d’œuvre, à condition de savoir définir un art de vivre qui lui corresponde.
De quoi rappeler le génial romancier français Romain Gary qui a écrit des romans mais à aussi fait de sa vie un roman.
Selon Montaigne la connaissance de soi est donc la clé et le but de l’homme.
L’homme doit apprendre à se connaître et agir en conséquence.
C’est ce qu’il appelle, vivre à propos. C’est-à-dire en conformité avec soi-même. Loin de leçons toutes faites.
À travers son œuvre (qui a façonné sa vie) et sa vie (qui a façonné son œuvre), Montaigne nous invite à :
Apprendre à mieux nous connaître
Aimer la vie dans sa totalité et vivre au présent
Philosopher pour apprendre à mourir, se libérer du poids et limites que génère l’idée de la mort sur notre vie
De jouir de la vie et de définir un art de vivre qui nous correspond
Nous pouvons aussi constater 5 siècles plus tard que Montaigne est incompris dans les milieux scolaires et académiques.
Trop littéraire pour les professeurs de philosophies. Trop philosophes pour les professeurs de littératures.
Encore une preuve de la distinction à faire entre les deux branches de la philosophie évoquées plus haut.
Montaigne est certainement le philosophe (ou penseur) le plus cité et respecté par les philosophes qui lui ont succédé.
Il fait parfaitement le lien entre les philosophes de l’antiquité (qu’il lisait régulièrement) et les philosophes existentiels modernes.
Henri David Thoreau (et Ralph Waldo Emerson)
J’ai déjà consacré deux essais à ce philosophe américain du XIXe siècle que je vous invite à (re)lire ici et là.
Thoreau est indirectement le premier philosophe à m’avoir influencé.
C’est un des mentors spirituels du “héros” de Into The Wild. Livre et film ayant eu un fort impact sur ma vie lorsque j’avais 19 ans.
Je me suis ensuite intéressé à cet homme qui décida un jour de quitter “la modernité”, la mécanisation de la société et le capitalisme consumériste pour aller vivre dans les bois dans une cabane construire de ses propres mains.
Thoreau c’est le pur philosophe existentiel.
Il a pensé la/sa vie et vécue de son mieux en accord avec cette pensée.
Il est celui qui m’a fait comprendre la distinction entre le professeur de philosophie et le philosophe.
Être un philosophe, ce n’est pas seulement avoir des pensées subtiles, ni même fonder une école, mais aimer la sagesse au point de vivre selon ses arrêts, une vie de simplicité, d’indépendance, de magnanimité et de confiance. C’est résoudre certains problèmes de la vie, non seulement théoriquement, mais pratiquement.
Thoreau considérait que la majorité des hommes vivent une médiocre, inauthentique.
La masse des hommes mène une vie de désespoir silencieux.
Lui et son mentor Emerson - autre grand philosophe américain que Nitetzche considérait comme l’un des esprits les plus brillants du 19e - nous invitaient à nous éveiller et à mener une vie délibérée.
Être éveillé est une manière de vivre spécifique, critique, méliorative, un chemin d’amélioration de soi en vue d’une conscience plus haute, qui demande une autodiscipline et une ascèse réflexives, caractéristiques de la vie philosophique telle que Socrate, le premier, l’a décrite.
Thoreau et Emerson considéraient que les hommes vivaient toutes leur vie “selon les autres”, qu’ils n’osaient pas développer leur autonomie et indépendance.
Ils croyaient aussi que la société et ses institutions — particulièrement les institutions religieuses et les partis politiques — corrompaient la pureté de l'humain, et qu'une véritable communauté ne pouvait être formée qu'à partir d'individus autonomes et indépendants. Pour eux, la majorité des hommes mènent une vie médiocre.
Une invitation à la réalisation de soi, au développement de son caractère et de son art de vivre.
Ils figurent sans doute dans la liste des pères américains de ce qu’on appelle de nos jours “le développement personnel”.
Enfin Thoreau vivait selon des valeurs cardinales qui guidaient ses choix et son mode de vie.
Parmi celles-ci : la simplicité, l’attention à soi, la limitation des désirs, la concentration, le lien avec la nature.
Nietzsche
Le philosophe préféré des “rebelles adolescents” ou puis des hommes “révoltés” pour reprendre le titre d’une oeuvre de Camus, qui fut lui-même influencé par le génie moustachu qu’est Nietzsche.
Nietzsche c’est l’homme qui “philosophait au marteau”.
C’est celui qui prend vos croyances les plus “solides” et peut les détruire en quelques minutes.
Le penseur du dépassement de soi. Du dépassement de l’homme “étant un pont”, ayant pour destin le surhomme.
Pour comprendre la pensée de Nietzsche, il faut prendre en compte sa biographie. D’ailleurs, il disait lui-même qu’une philosophie n’est que la résultante de la vie vécue par le philosophe.
Nietzsche est un homme qui tomba gravement et chroniquement malade à l’aube de ses 30 ans et qui a vécu avec d’atroces douleurs jusqu’à sa mort à 56 ans.
De ces maladies, Nietzche puisa au plus profond de lui-même des idées transformatrices.
Ils nous invitent à aimer la vie dans sa totalité. Lui qui a pourtant vécu une vie que personne peu d’individus souhaiteraient vivre (cf ses maladies).
Il était révolté contre le nihilisme qui montait en puissance, par la “moraline” des faibles et il effrayé par la “mort de Dieu” et les conséquences que ceci allait entrainer en Europe.
Dans un monde (Occident) qui perdait ses répères et avec une population composée d’individus de plus en plus fragile et en manque de sens.
Nietzsche nous mettait en garde de nous extraire de ce troupeau composé du “dernier homme”, celui de l’homme qui voudra “se tuer lui-même”.
Et nous pousser à réévaluer et choisir nos propres valeurs. À oser devenir qui nous sommes vraiment. Ce qu’il appelle “ubermensch” ou surhomme.
Sa vie est le modèle d’un homme se battant contre l’adversité, qui a dû sortir des enfers pour retrouver la lumière, qui a su aimer la vie malgré ses difficultés.
Une ressource pour entrer “facilement” dans l’œuvre de Nietzche : la chaîne Youtube du Samourai dansant.
“Conclusion”
Cet essai sur la généalogie de la philosophie existentielle - en partant de la philosophie antique puis, remontant le fil jusqu’aux penseurs modernes - me permet de contextualiser les idées que nous développons ici avec la vie/philosophie intentionnelle et l’archétype du philopreneur.
Vous pouvez notamment y retrouver les similitudes suivantes :
l'importance de s'extraire - ou à minima de questionner son époque
de créer ses propres valeurs
de viser l'excellence et la raison
d'avoir un idéal, un but
d'accorder son mode de vie et ses actions avec sa pensée
de ne pas sombrer dans le désespoir et le nihilisme du “dernier homme”, l’homme vivant par défaut (archétype de Stéphane)
La vie intentionnelle s’imprègne de la sagesse que nous ont léguée les philosophes et autres penseurs de l’existence (philosophes orientaux, psychologues…).
C’est de ces grandes idées que les principes du Philopreneur que je développerai ici lors des prochains mois puiseront leurs sources.
La semaine prochaine, nous poursuivrons notre aventure d’exploration de la vie intentionnelle avec :
Une introduction à l’école de philosophie stoïcienne (en reprenant les points évoqués aujourd’hui concernant la composition d’une “école de pensée”)
Nous verrons pourquoi cette philosophie dite pratique a autant de succès au XXIe siècle (notamment avec l’exemple de Ryan Holiday et The Daily Stoic)
Ce qui nous permettra de mettre en avant les points communs mais surtout les différences entre la philosophie (pratique/existentiel) et le développement personnel
Enfin, nous verrons en quoi la vie intentionnelle du Philopreneur est plus proche de la philosophie que du développement personnel et les conséquences de ceci.
Si vous avez lu jusqu’ici, un grand merci tout d’abord.
C’est l’édition la plus longue de l’histoire de cette newsletter (qui fêtera ces 4 ans en octobre).
J’espère que celle-ci vous sera bénéfique dès à présent et qu’elle vous aidera à comprendre les fondements de la vie intentionnelle et les principes que nous développerons dans les prochains mois et dans le livre que j’écris en parallèle.
Ceux-ci permettront de donner plus de sens aux mises en pratique concrètes que vous pourrez faire dans votre vie et les domaines piliers de celles-ci.
Donnez-moi votre avis sur l’édition ou venez me poser vos questions sur Linkedin ou par mail (en répondant à celui-ci).
Passez une bonne semaine et à lundi prochain !
JCK from Nancy 🇫🇷
PS : Si l’édition vous a plu, vous pouvez cliquer sur le petit ❤️ juste en dessous du titre de cet e-mail. C’est une autre façon d’encourager mon travail !
Chaque newsletter de JCK est comme un rendez-vous avec soi-même, me laissant des réflexions très profondes et pour lesquelles j'ai une grande gratitude. Un grand merci à toi de nous permettre de plonger dans cette quête de vie intentionnelle, dans un monde de plus en plus incertain et complexe, qui nous demande une certaine capacité de résilience dont je pense que le sens que chacun donne à sa vie y contribue pour une grande partie. 🌷
Sacré taff ! Hâte de lire la prochaine édition.